Dans une note sur son blog à propos du 10 septembre, Jean-Luc Mélenchon a invité les militants à respecter « l’indépendance et l’autonomie » du mouvement, expliquant que ces dernières n’étaient pas des « inconvénients », mais « la condition de son succès ».
Ce préjugé que « l’autonomie et l’indépendance » posséderaient des qualités intrinsèques, presque miraculeuses, est aujourd’hui solidement ancré dans le mouvement ouvrier. C’est le résultat, d’une part, des préjugés anarchistes, issus des trahisons bien réelles des directions du mouvement ouvrier (staliniennes, parti socialiste…), et d’autre part, de la tendance des directions réformistes à expliquer leur propre impuissance par le « manque de volonté » des masses à entrer en lutte.
Pourtant, ces préjugés vont à l’encontre de ce que nous apprennent l’ensemble des expériences révolutionnaires. L’histoire de la lutte des classes montre que ce sont rarement les masses en lutte qui manquent de volonté de se battre, mais plutôt le manque de confiance, de préparation et les trahisons de leurs directions qui peuvent sceller le destin d’une révolution. À l’inverse, si ce ne sont pas les organisations politiques qui créent les conditions des crises révolutionnaires, ce sont leur qualité et leur détermination à mener la lutte jusqu’au bout qui permet la victoire de la classe ouvrière.
Aucun mouvement n’a jamais vaincu grâce à son « autonomie et son indépendance ». En réalité, tous les mouvements se dotent systématiquement d’une direction, qu’il s’agisse d’une organisation politique ou non. S’incliner respectueusement, comme le fait Mélenchon, devant l’autonomie de la mobilisation, revient à dire aux masses en lutte : « Débrouillez-vous, si vous avez besoin d’une direction, vous n’avez qu’à l’improviser ! ». On ne manque pas d’exemples récents où les masses ont dû improviser une direction dans le feu de l’action. Les Gilets jaunes, Black Lives Matter, ou encore les mobilisations récentes en Serbie montrent comment les mouvements « autonomes » se trouvent désavantagés face aux représentants et aux institutions bourgeoises, qui, de leur côté, sont prêts à en découdre avec la classe ouvrière.
La plupart des révolutions manquées suivent le même schéma. Alors que le conflit entre les classes explose, que les masses s’élèvent au niveau le plus élevé de la lutte, la défaite est toujours l’échec du facteur subjectif, de la direction révolutionnaire. Cette cause historique est valable de la Commune de Paris aux Gilets jaunes, en passant par Mai 68. En 1939, Trotsky tire les mêmes constats face à l’échec de la révolution espagnole :
« Mais, même quand l’ancienne direction a révélé sa propre corruption interne, la classe ne peut pas improviser immédiatement une direction nouvelle, surtout si elle n’a pas hérité de la période précédente des cadres révolutionnaires solides capables de mettre à profit l’écroulement du vieux parti dirigeant. »
Face aux confusions sur le « spontanéisme », les marxistes doivent défendre la nécessité d’une tendance révolutionnaire structurée et préparée en amont, capable de défendre le programme communiste et le renversement de la bourgeoisie, au moment où les directions les plus proches de cette dernière seront prêtes à capituler.
La question de la démocratie

Dans la plupart des mobilisations, nous sommes confrontés à l’idée que structurer le mouvement, élire une direction officielle, voire même simplement laisser trop de place aux organisations politiques serait quelque chose d’anti-démocratique, une attaque contre le caractère spontané du mouvement.
Mais, comme nous l’avons vu dans les Gilets jaunes, dans les luttes syndicales, dans les assemblées générales étudiantes, et désormais dans les assemblées du 10 septembre, la nature a horreur du vide, et même les mouvements les plus spontanés se dotent toujours d’une direction.
Cette dernière peut être floue, non élue et non officielle, mais elle n’en demeure pas moins une direction. Lorsque ce rôle n’est pas occupé par des organisations politiques à proprement parler, on trouve toujours des groupes de militants qui dirigent de facto, officieusement, et orientent le mouvement en fonction de leurs propres tendances politiques.
En réalité, lorsque des militants jouent sur la méfiance générale envers les organisations politiques pour limiter leur présence et leur temps de parole, ils n’évacuent absolument pas la question de la direction, mais seulement celle de son contrôle. Ce sont même généralement les militants les plus prompts à bannir toute organisation et récupération politique qui sont les premiers à imposer leurs propres conceptions politiques « spontanéistes » à la tête du mouvement. Si le mouvement ne la choisit pas, la direction reviendra tout simplement à ceux qui parlent le plus fort, et qui sauront s’imposer comme dirigeants.
C’est une arnaque de faire croire aux jeunes et aux travailleurs qu’une telle direction officieuse serait plus démocratique qu’une direction officielle. Au contraire, en enlevant à la mobilisation le droit d’élire et de contrôler ses dirigeants, on lui retire ses droits démocratiques les plus élémentaires. Les dirigeants officieux ne répondent de rien, ils n’ont pas de compte à rendre. Si la direction est mauvaise, si elle trahit les masses en lutte en se ralliant à la bourgeoisie, on ne dispose d’aucun moyen de la renverser. Il est impossible de critiquer un dirigeant, encore moins de le remplacer, si on ne le rend pas responsable, devant la mobilisation, de ses actes et de ses choix politiques.
Ainsi, bannir toute direction officielle et diminuer le poids des organisations politiques pour éviter la corruption et la trahison des dirigeants est plus que contre-productif. En empêchant tout contrôle, ces méthodes facilitent la tâche des dirigeants opportunistes.
Aujourd’hui, lutter pour la démocratie dans nos mobilisations passe nécessairement par la lutte pour l’élection d’une direction et pour le contrôle démocratique. S’incliner devant l’autonomie du mouvement et sa direction spontanée n’a rien d’une forme de respect pour les masses qui mènent la lutte. Pour qu’un mouvement soit réellement démocratique, il faut que les jeunes et les travailleurs mobilisés puissent choisir et contrôler leur propre direction, en sachant précisément de quelle tendance politique elle se revendique.
Idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste
Derrière la défense de « l’autonomie » et « l’auto-organisation », il y a toujours l’idée selon laquelle le mouvement spontané posséderait une idéologie propre, différente des conceptions de la classe dominante et des différents partis politiques.
Comment expliquer alors que « l’idéologie pure » du mouvement spontané se rattache si souvent à des tendances politiques bien établies ? Le Référendum d’Initiative Citoyenne des Gilets jaunes, par exemple, qu’on retient comme une idée originale du mouvement, se rattache clairement à une idéologie réformiste, qui cherche des solutions aux problèmes démocratiques par la voie institutionelle, sans changer le fond du système.

Ici, on retrouve l’idée développée depuis longtemps par Marx selon laquelle les idées dominantes sont les idées de la classe dominante. Si, dans une mobilisation, les masses peuvent s’élever à un niveau aigu de conscience dans la lutte des classes, cela ne suffit pas en soi à protéger la direction du mouvement contre l’influence de la classe dirigeante. Face aux médias et aux institutions de la bourgeoisie, les directions spontanées sont totalement désarmées et cèdent rapidement à la pression et aux avances de l’adversaire.
Plus encore, l’idéologie qui s’impose à une direction spontanée aura tendance à se rapprocher des tendances politiques les plus compatibles avec le régime en place, des tendances réformistes les moins à même de menacer la domination de la bourgeoisie. En bref, se reposer sur l’élément spontané revient à laisser la bourgeoisie décider quelle tendance politique doit diriger le mouvement.
Lénine résume bien la position marxiste sur cette question dans sa brochure Que Faire ?, où il répond aux tendances qui, déjà à l’époque, défendaient que les révolutionnaires devaient se contenter d’appuyer le mouvement spontané :
« Le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas élaboré une « troisième » idéologie; et puis d’ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes). C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. »
Ainsi, refuser les tendances politiques dans le mouvement, refuser d’élire une direction politique, ce n’est pas bannir l’idéologie politique en général, c’est supprimer la possibilité de lutter contre l’idéologie dominante. « Respecter l’indépendance et l’autonomie » de la mobilisation ne revient à rien d’autre qu’à la laisser à la merci des idées et des tendances politiques de la classe dominante.
Comme l’écrit Lénine : « On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise », la tâche des révolutionnaires est au contraire « de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le syndicalisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, et de l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire. ».
Précisément parce que l’élan spontané du prolétariat peut aller très loin, comme l’ont montré les Gilets jaunes et le montre déjà le mouvement du 10 septembre, les directions ouvrières doivent être à la hauteur de la lutte des masses. Aujourd’hui, c’est loin d’être le cas. Les directions réformistes du mouvement ouvrier ont plutôt tendance à esquiver leurs responsabilités, à se cacher derrière le « respect de l’autonomie » du mouvement pour éviter d’avoir à jouer leur rôle de direction. Dans ce contexte, le rôle des révolutionnaires dans le mouvement est d’autant plus important. Dans l’ensemble des mouvements de lutte, il est urgent de battre l’influence de l’idéologie dominante, qui mène chaque mobilisation dans une impasse, et de la remplacer par les idées révolutionnaires de notre classe, l’idéologie marxiste, le programme du communisme et la nécessité d’arracher une fois pour toute le pouvoir économique et politique à la classe dominante.