L’expérience des gilets jaunes a été un traumatisme pour la bourgeoisie française. Pour prendre la mesure de la peur qui l’a saisie, il suffit d’observer la violence dont elle a fait preuve pour les écraser, même après l’essoufflement de la mobilisation. Déchaînement de violences policières, démembrements, condamnations au tribunal, elle a tout fait pour briser la résistance du mouvement.
En 2021, l’ancien premier ministre Édouard Philippe expliquait, dans une conférence donnée à une grande école de commerce, le point de vue de la bourgeoisie sur la mobilisation. On peut le résumer en trois points : premièrement, le gouvernement ne savait pas quand le vase allait déborder, mais ils savaient que leur politique amènerait à une explosion de la lutte des classes. Deuxièmement, le travail du gouvernement consistait à faire passer le maximum de mesures d’austérité sans déclencher cette explosion de colère. Troisièmement, ils ont été surpris qu’après avoir passé autant de réformes sans réaction des masses, une simple taxe carbone ait suffit à cristalliser toute la haine envers leur politique.
Aujourd’hui, la colère est toujours là, elle n’a pas cessé de s’accumuler et peut exploser à n’importe quel moment. Et alors que le 10 septembre approche à grands pas, la bourgeoisie n’a pas oublié cette loi élémentaire de la lutte des classes. Elle se souvient qu’un mouvement de masse peut passer en quelques jours de quelques revendications floues à une lutte générale contre son régime, sa politique et son gouvernement.
Pour que cette nouvelle explosion aille plus loin que les gilets jaunes, nous devons analyser ses limites et tirer les leçons des mobilisations précédentes.
Le spectre des gilets jaunes
Toute la médiocrité et la déconnexion totale de Bayrou avec la réalité du monde qui l’entoure ne sortent pas de nulle part. Ils sont le reflet de l’état d’esprit d’une classe dominante sur le déclin, prête à tout pour rétablir ses marges de profit. La bourgeoisie n’a plus le temps pour les manœuvres du premier quinquennat Macron, elle exige de ses représentants qu’ils attaquent encore plus frontalement et brutalement la classe ouvrière, quitte à multiplier les provocations et menacer de plonger plus encore dans la misère la grande majorité du pays.
On peut se demander comment les stratèges de la bourgeoisie ont pu valider le « coup de poker » des 43 milliards de coupes budgétaires et de la suppression de deux jours fériés, et quel niveau d’aveuglement il faut avoir pour penser que la classe ouvrière allait se laisser faire sans réagir. Beaucoup pensent que les représentants de la classe dominante ne peuvent pas tomber plus bas. En réalité, il faut s’attendre à pire dans les années à venir. Plus la bourgeoisie s’impatiente, plus elle désire profondément que son gouvernement en finisse brutalement avec les droits des travailleurs, plus la violence de sa police se doublera de la médiocrité de ses représentants.

Le passage en force de Bayrou a donc été la goutte de trop, et toute la colère accumulée s’est cristallisée dans le mouvement « Bloquons tout ! » du 10 septembre. Les déclarations peu enthousiastes des directions confédérales des syndicats envers le mouvement n’ont pas réussi à rassurer la bourgeoisie, qui voit planer le spectre des gilets jaunes et veut éviter à tout prix une répétition qui pourrait très mal tourner pour le régime. En conséquence, elle fait tout pour couper l’herbe sous le pied du mouvement, et se prépare à sacrifier Bayrou le 8 septembre, lors du vote de confiance à l’Assemblée nationale.
Ce faisant, elle veut dévier l’attention sur les voies légales et sur le parlement. D’abord pour éviter les dangers d’un mouvement de masse qui pourrait échapper à tout contrôle, ensuite pour épuiser l’énergie de la classe ouvrière dans les tunnels sans fin du parlementarisme, qui garantiront que rien ne change dans le régime en place. Dans cet objectif, la bourgeoisie espère recevoir le soutien de la gauche, qui respecte religieusement les institutions, et l’invite à répéter le cirque parlementaire du NFP et de la nomination d’un Premier ministre.
Pour le moment, la France insoumise saute à pieds joints dans le piège de la classe dominante. Le 26 août, sur France Inter, Mélenchon déclarait avoir trouvé la réponse de Bayrou « digne », qu’il s’agissait d’un « retour aux mœurs républicaines qui va nous permettre d’exprimer que non, nous n’accordons pas la confiance, mais dans une forme pacifique et démocratique ». Alors même que la lutte contre la réforme des retraites et les dernières législatives ont montré qu’aucun changement ne viendrait des « voies pacifiques » de la démocratie bourgeoise. C’est précisément cette impasse des « voies pacifiques » qui explique le succès qu’a rencontré l’appel à la grève générale de Mélenchon dans de larges couches de jeunes et de travailleurs. C’est une position contradictoire, et intenable. On ne peut pas demander aux masses de renverser Macron dans une grève générale, mais de le faire dans le respect des institutions.
Les leçons de 2018
À l’heure actuelle, seul un mouvement de masse capable de dépasser les limites des gilets jaunes pourra renverser le régime en place et mettre fin à la détérioration ininterrompue de nos conditions de vie et de travail que réclame la classe dominante. La bourgeoisie le sait bien, c’est pourquoi elle tente de traîner le mouvement ouvrier dans les voies institutionnelles. Si ces manœuvres peuvent avoir un effet à court terme, elles n’auront aucun impact au final sur la tension qui continue à s’accumuler sous la surface et qui, tôt ou tard, débouchera sur un mouvement de masse. Ce qui peut se concrétiser, indépendamment de la destitution de Bayrou, dès le 10 septembre.

Mais pour que cette répétition des gilets jaunes soit un succès, il faut tirer les leçons de l’échec du mouvement de 2018-2019.
La principale raison de la défaite des gilets jaunes, c’est le refus des directions du mouvement ouvrier de prendre leurs responsabilités : prendre la tête du mouvement et le diriger dans la voie d’une grève générale contre la classe des milliardaires et son gouvernement. Les méthodes comme le blocage des ronds-points, des périphériques et des universités peuvent jouer un rôle, mais, dès 2018, elles ont montré qu’elles ne pouvaient pas à elles seules mener le mouvement à la victoire. Le mouvement ouvrier ne peut gagner que sur la base d’une paralysie économique totale, qui suppose la participation des syndicats au blocage des moyens de production.
Aujourd’hui, à l’aube du 10 septembre, les directions des syndicats et de la France insoumise tiennent encore peu ou prou le même discours qui a mené à la défaite de 2018. Mélenchon a réitéré sa position sur les gilets jaunes et nous explique que « l’indépendance et l’autonomie » sont la clé du succès du mouvement. Si c’était le cas, les gilets jaunes seraient venus à bout de Macron.
Pour les marxistes, c’est précisément le contraire. C’est le désengagement des organisations de masse qui a donné, lors des gilets jaunes, l’impression que le mouvement ne savait pas où il allait. Si les GJ sont restés aussi longtemps sur les ronds-points sans que rien ne bouge, c’est parce que les directions politiques ont refusé de prendre leurs responsabilités et de « diriger » le mouvement. Contrairement à ce que raconte Mélenchon, l’attitude de « laissez-faire » des organisations n’est ni une condition du succès ni une forme de respect envers le mouvement. C’est un abandon pur et simple des masses en luttes qui, elles, réclament des débouchés politiques.
Du côté des syndicats, le 10 septembre a créé plus de mouvement. L’appel à la grève générale a d’abord été rejoint par plusieurs fédérations syndicales, comme la FNIC CGT et la fédération CGT des Commerces et des Services. Ce qui est notable par rapport à 2018, c’est qu’après avoir hésité pendant plusieurs semaines, les directions confédérales de Solidaires et de la CGT ont elles aussi appelé à la mobilisation. Jouant d’abord la carte du mouvement confus et des risques « de noyautage de l’extrême droite », dans les mots de Sophie Binet au micro de France Inter, elles ont dû céder à la pression montante du mouvement ouvrier et à l’exaspération des bases syndicales. Les directions réformistes ne peuvent plus, sans perdre la face, rester neutres face à une telle occasion de mener une riposte générale contre les attaques du gouvernement.
Les dernières mobilisations ont montré que le mouvement ouvrier n’obtiendrait aucune victoire sans un blocage total de l’économie, sans une grève reconductible dans un maximum de secteurs. Pourtant, l’intersyndicale n’appelle à la manifestation que le 18 septembre. Comme toujours, elle cède aux demandes de la CFDT qui refuse de « tout bloquer ».
Pour autant, plusieurs confédérations commencent à parler de grève générale reconductible (CGT, FO, Solidaires). Ces appels vont dans la bonne direction, mais ils n’auront aucun impact s’ils restent des déclarations en l’air, si les directions syndicales ne préparent pas réellement la grève générale, si elles ne mobilisent pas leurs effectifs pour la construire. Le mouvement ouvrier a besoin d’un plan de bataille et d’une direction déterminée à mener la lutte jusqu’au bout. Avec son refus d’appeler à la grève générale le 10 septembre, l’intersyndicale est loin d’être à la hauteur.
Le rôle des communistes
Cette fois, les directions traditionnelles du mouvement ouvrier sont forcées de se mouiller les doigts, tout en prenant soin d’esquiver la question des perspectives politiques. Sur BFM, alors que Sophie Binet explique que les syndicats ne s’occupent pas des manœuvres politiciennes, c’est le journaliste bourgeois qui lui rappelle qu’un gouvernement Mélenchon ou Marine Le Pen n’aurait probablement pas les mêmes conséquences pour la CGT. Si les marxistes sont tout à fait d’accord pour dire que l’avenir du mouvement ne se jouera pas au parlement, il n’aura pas non plus d’avenir s’il reste sur le terrain de la simple lutte économique.
Du côté de la FI, c’est toujours le désengagement qui prévaut. Les questions politiques sont priées de se cantonner aux élections, il ne faut pas gêner le mouvement du 10 septembre avec les questions idéologiques. Dans son interview donnée à BFM, Mélenchon explique que ce qui est demandé aux insoumis c’est « Participez aux actions qui sont là du mieux que vous pouvez, c’est-à-dire, des fois, essayez d’apaiser les esprits si la température monte de trop, d’autres fois donnez le coup de main ».
En tant que communistes, notre rôle dans le mouvement ne peut pas être simplement de « donner le coup de main », encore moins « d’apaiser les esprits ». Au contraire, il faut dire aux militants sincères qui seront là le 10 septembre :
« Participez du mieux que vous pouvez, attisez la rage justifiée des travailleurs contre la bourgeoisie et son gouvernement. Ne vous laissez pas faire par ceux qui demandent de repousser à plus tard les questions politiques, qui vous expliquent qu’il faut faire l’union et laisser les perspectives de côté. Profitez que “la température monte” pour parler de politique, pour expliquer que le seul moyen d’en finir avec l’austérité, c’est d’arracher le pouvoir politique aux milliardaires, c’est de saisir leur pouvoir économique, c’est le programme du socialisme ».

Dans les mouvements de masse, des centaines de milliers de personnes se posent la question de quoi faire, parfois pour la première fois. Toutes ne seront pas immédiatement convaincues par ce programme. Mais notre rôle en tant que militants communistes, c’est de faire en sorte qu’il soit entendu, qu’un maximum des jeunes et des travailleurs les plus conscients puissent se saisir du programme du marxisme.
C’est le travail que nous allons mener le 10 septembre, et nous invitons toutes celles et ceux qui veulent défendre les idées communistes dans le mouvement à nous prêter main-forte !